Le sang des Cordeliers

Sélectionné pour les prix du roman historique jeunesse de Blois 2011-2012 et Escapage 2011-2012

 

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Paru en 2010 chez Éditions Nouveau monde Jeunesse

 

Une enquête à Châteauroux au XIIIe siècle

 

Le Berry, 1220. Maître Simon, drapier, est assassiné.
Le jeune frère Hugues, 16 ans, qui vient de quitter le monastère des Bénédictins – dirigé par l'odieux Rémi d’Aillac – pour rejoindre l’ordre des Cordeliers, est chargé de l’enquête par Guillaume de Chauvigny, son seigneur. De retour d’une croisade en terre sainte, ce dernier a ramené deux moines de l’ordre des Cordeliers, suscitant la colère de Rémi d’Aillac. Entre les deux hommes, une guerre, déjà sourde, éclate au grand jour, Rémi d’Aillac accusant Chauvigny de faire de la concurrence à son monastère en invitant les Cordeliers à construire le leur. Très vite, en effet, les habitants se détournent des Bénédictins pour offrir leurs dons et leur aide aux Franciscains. Simon, le riche drapier, est l’un d’entre eux : offrant jusque-là ses dons à l’abbaye bénédictine, il décide d’en faire bénéficier les Cordeliers. À qui profite le crime ? À Rémi d’Aillac, furieux de se voir ôter de généreux subsides ? Au neveu de Simon qui en est l’héritier ? Ou à maîtresse Alice, la bonne amie de Simon ?
Frère Hugues, aussi sagace et vif qu’il est chétif et bossu, ne tarde pas à découvrir que les assassins potentiels sont nombreux, d’autant qu’un autre meurtre, double cette fois-ci, est commis à l’abbaye

Ci-dessous, le premier chapitre



Chapitre 1

 

 

Printemps 1220

- Cette croix ne brille pas ! gronda l’abbé de Déols avec un reniflement de mépris. Es-tu sûr de l’avoir frottée comme il fallait ? Tu seras toujours aussi empoté, mon pauvre Hugues ! Recommence !

D’un geste sec, il plaqua la grande croix d’argent dans les mains de son novice. Le garçon reçut l’insulte et le coup sans broncher. Il baissa les yeux, l’air soumis. Cependant, sa décision, qui mûrissait depuis plusieurs mois, était prise : il ne resterait pas dans cette abbaye !

Hugues de Coings avait seize ans. Il avait fait le choix de la voie monastique. Profondément pieux, il aimait l’étude plus que les armes. Par ailleurs, depuis son plus jeune âge, Hugues boitait ; il était bossu et son bras droit, plus faible, était aussi plus court que l’autre. Sa difformité l’empêchait de devenir un bon chevalier.

Son père, le seigneur Eudes, avait accompagné son suzerain à la croisade, trois ans plus tôt. Hugues avait promis d’attendre son retour pour prononcer ses vœux et devenir moine à part entière. Alors qu’il s’était plaint de ce délai, aujourd’hui il bénissait son père de l’avoir ainsi obligé à prendre le temps de la réflexion.

Pendant ces trois années, Hugues avait eu plus d’une occasion d’observer les moines. Il n’appréciait pas son supérieur, Rémi d’Aillac, qu’il trouvait inutilement orgueilleux pour un homme de Dieu. L’abbé menait sa troupe d’une main ferme. Il tenait à ne pas céder un pouce de sa puissance aux seigneurs de Château-Raoul.

Ce matin-là, Hugues avait été appelé par son supérieur pour l’aider à se parer pour une grande occasion : Monseigneur de Chauvigny revenait de Terre Sainte. L’abbé avait revêtu sa plus belle robe ; trois bagues plus grosses les unes que les autres ornaient ses doigts. Il tenait à porter la grande croix d’argent ornée d’émaux de Limoges qu’il venait de faire astiquer par le novice.

Alors que le garçon s’asseyait sur un tabouret pour frotter à nouveau le bijou, le deuxième personnage de l’abbaye, le prieur, fit son entrée. Comme son abbé, frère Barnabé venait d’une grande famille et le faisait savoir. Il se tenait toujours très droit et soignait sa mise. Sa tonsure blanche était toujours impeccablement peignée. Son regard froid glaçait les jeunes moines et les novices. Seul Hugues, qui savait l’importance de sa propre lignée, n’en était pas impressionné.

- Frère Barnabé, je suis bien aise de vous voir, le salua l’abbé. Je serai bientôt prêt.

- Fort bien, père abbé. Je venais vous informer que les frères sont rassemblés dans la cour. Ils vous attendent.

- Parfait. Ils vont patienter un instant. Ce ne sera pas long. En tous les cas, nous devons arriver avant Chauvigny. Seigneur ! soupira Rémi d’Aillac avec agacement. Que cette obligation de procession en l’honneur du baron m’indispose !

- Je vous comprends, père abbé, murmura l’autre. Mais nous ne pouvons y déroger. La coutume exige que nous allions le chercher à l’entrée du bourg pour l’amener à l’église où il doit écouter une messe solennelle.

- J’en suis conscient, hélas. Néanmoins, je pense que nous pouvons en tirer un avantage : nous avons là un moyen d’impressionner Chauvigny. Il est jeune encore. Il convient de lui rappeler notre puissance.

- Je pense, père abbé, que le baron est conscient de nos pouvoirs, énonça frère Barnabé avec un sourire de chat qui jouerait avec une souris. Notre maison a obtenu l’excommunication de son père, André de Chauvigny, lorsque Guillaume était enfant. Ce sont là des choses qu’on n’oublie pas !

Le prieur semblait boire du petit lait. Il se délectait à ce souvenir. Hugues, tout en astiquant la croix dans son coin, le voyait se frotter les mains de contentement. Le garçon, curieux de tout, ne perdait pas une miette de la conversation. Il grinçait des dents, outré par le mépris que les deux hommes montraient pour le baron. Guillaume de Chauvigny était le modèle qu’il aurait voulu imiter, si son corps le lui avait permis. C’était le suzerain des sires de Coings.

Les deux moines échangèrent un sourire ravi. Ils avaient oublié la présence du garçon. Un novice, fût-il fils de chevalier, ne comptait pas à leurs yeux.

- L’absence du jeune baron nous était profitable, continua le prieur. Sa mère, la bonne Dame Denise de Déols a toujours été favorable à notre maison. Je crains que son fils ne soit plus difficile à manœuvrer.

- N’ayez pas de souci, le rassura l’abbé, patelin. Le Saint-Père m’écoute, vous le savez. Je n’aurai pas grande difficulté à obtenir la condamnation de Chauvigny, s’il me résiste ! Je m’en ferais une joie !

Le vieux moine avait fini de s’habiller. Il se retourna vers le novice et glapit sur un ton plus âpre :

- Eh bien, gamin ! Tu bayes aux corneilles ! As-tu terminé ton travail ?

Hugues se leva vivement et tendit la croix à Rémi d’Aillac. Mais son geste trop brusque le déséquilibra et le lourd bijou toucha l’abbé à l’épaule. Furieux, celui-ci gifla le garçon :

- Maladroit ! Tu as failli me blesser ! Décidément, tu n’es bon à rien comme écuyer : inapte au maniement des armes, comme à l’habillage d’un seigneur ! Quel moine feras-tu, je me le demande ! Quelle idée de garder un enfant difforme, ton père aurait bien dû t’étouffer à la naissance. Nous voici à nourrir une bouche inutile !

Le prieur renchérit d’une voix doucereuse :

- Peut-être pourrions-nous en faire tout de même quelque chose. Notre tailleur de pierre réfléchit à sa prochaine gargouille pour l’abbatiale. Voilà un modèle tout trouvé.

Hugues sentit la colère l’envahir. Par respect pour le Christ, il se retint d’enfoncer dans la gorge de son supérieur le crucifix qu’il tenait toujours.

 

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