Le Diable rôde à Dantigny

Paru en 2008 chez Éditions Nouveau monde Jeunesse

 

Une enquête dans le Poitou de la Renaissance

 

10 juin 1542. Jour de marché à Dantigny, petite bourgade du Poitou. Les rues se mettent soudain à enfler sous la rumeur : la belle Gracieuse a disparu ! À sa place, sur son lit : un crapaud et un tas de cendres. La foule haineuse envers la fille de mauvaise vie réclame son cadavre pour la dépecer. Et bien vite, l'on se met à dire que le Malin qui a tué et enlevé la jeune femme rôde toujours. La panique gagne la ville : tous sont convaincus que Gracieuse était une sorcière qui commerçait avec le diable.
Gros Pierre, le fils du Sénéchal (grand officier qui commande l'armée et rend la justice au nom du roi) en est persuadé lui aussi. Heureusement, son père, défenseur des causes rationnelles, le rassure : ce n’est pas de la sorcellerie, il y a eu enlèvement et peut-être crime. Commence alors l’enquête proprement dite à laquelle Gros Pierre et ses amis Colas et Petit Pierre comptent bien se mêler. D’autant que les disparitions se poursuivent…

Ci-dessous, le premier chapitre



Chapitre 1

     10 juin 1542.

     C’était jour de marché à Dantigny. La foule se pressait sur la Grand Place et débordait dans les rues avoisinantes. Tout à coup, la rumeur, venue de nulle part, enfla et se propagea. Elle fut sur toutes les lèvres en un instant : la belle Gracieuse avait disparu ! Elle était morte !

     Alors, sans se concerter, les femmes empoignèrent leurs paniers et se dirigèrent vers la Porte Chevreau. Il leur fallait voir le corps de cette créature, de cette courtisane dont la simple présence empoisonnait la vie de la cité ! Cette drôlesse, installée là par un étranger, un procureur de Poitiers ! Cette traînée, qui jouait les dames parce que les maîtres marchands ou les notaires étaient assez bêtes pour l’entretenir !

     La foule indignée parvint devant la dernière maison de la rue, qui s’appuyait sur la porte de la ville elle-même. Quelques hommes avaient suivi leurs épouses, tout en gardant prudemment leurs distances. Des enfants gambadaient, allant du groupe des femmes à celui, plus maigre et plus discret, des hommes. Trois garçons d’une dizaine d’année, Pierre Fournier, dit Gros Pierre, le fils du sénéchal, et ses amis, Colas Tranchefort et Petit Pierre Guérin emboîtaient le pas aux commères, curieux de voir la suite des événements.

Perrine, la mère de Colas, grande et forte comme un bœuf, à la face aussi rouge que les quartiers de viande qu’elle vendait, menait la danse. Arrivée devant la maison de la victime, elle se campa fièrement au milieu de la rue et éleva la voix pour se faire entendre :

     « Qu’on nous donne le cadavre ! Nous l’exposerons devant le donjon ! Que cette créature maudite soit punie ! Ce sera un exemple pour toutes celles qui voudraient suivre la voie du péché !

     – Oui ! Il faut l’exposer ! acclamèrent les autres.

     – Perrine a bien parlé !

     – Le cadavre ! Nous voulons le cadavre !

     – Il faut la mettre à nu !

     – La dépecer !

     – La couper en morceaux ! »

     Déjà, on brandissait un couteau, un bâton, un quartier de porc, un morceau de fer arraché à un volet. Devant l’hystérie des femmes, leurs époux reculèrent furtivement de quelques pas. Pourtant, tous restèrent à proximité, attendant la réaction des autorités. Prudemment, les trois garçons se collèrent à la façade opposée. Gros Pierre tenait à voir comment son père, responsable de l’ordre et de la justice dans la ville, calmerait la foule. L’enfant ne perdait pas une occasion de faire admirer à ses amis la puissance de son père. Il ne fut pas déçu : une fenêtre s’ouvrit à l’étage et la tête du sénéchal se montra.

     A sa vue, Gros Pierre baissa la tête par précaution : si son père le voyait là, il aurait droit à une belle remontrance le soir ! Par chance, les garçons étaient bien dissimulés par la foule houleuse. Ils purent donc observer le représentant de l’ordre sans être découverts.

     Géraud Fournier en imposait. Son visage sévère portait des sourcils broussailleux. Seules quelques mèches noires s’échappant de son couvre-chef ajoutaient une note incongrue à son air grave. Son apparition fit redoubler les clameurs. Mais il les fit taire d’un geste autoritaire des deux bras :

     « Ecoutez-moi ! clama-t-il d’une voix qui portait. L’affaire est grave. Vous devriez plutôt prier à l’église que crier dans la rue.

     – Grave ? reprit Perrine d’une voix suraiguë, en s’avançant d’un pas. C’est grave qu’une putain meure ? Vous n’êtes tout de même pas affligé, noble Géraud ! Vous n’avez jamais fréquenté cette maison, n’est-ce pas ? »

     Gros Pierre frémit de colère. La bouchère osait insulter son père, un homme irréprochable, l’un des personnages les plus importants de la ville ! Il se tourna furieusement vers Colas qui lui fit un geste d’excuse, désolé. Sa mère était connue pour avoir la langue bien pendue, il n’y pouvait rien.

     « Perrine Tranchefort, tiens ta langue ! rugit le sénéchal, les yeux flamboyants. C’est donc toi qui mène ces harpies ! Tu devrais avoir honte de semer ainsi le désordre dans les rues ! Rentrez chez vous, femmes !      Rentrez chez vous et calmez-vous, il n’y a pas de cadavre.

     – Pas de cadavre ? Mais, elle est bien morte ? !

     – Elle est morte, répondit le sénéchal d’une voix plus sourde, elle est morte et il n’en reste qu’un tas de cendres et un crapaud. »

     Ces mots firent taire la rue. Pas de cadavre. Un tas de cendres. Un crapaud. Comment cela était-il possible ? Seul le Malin pouvait en être responsable. Les femmes pâlirent ; Perrine elle-même frissonna. Gros Pierre et ses amis se serrèrent les uns contre les autres, apeurés. Ils en venaient à regretter leur curiosité. Le fils du sénéchal, qui avait tempêté, le matin, lorsque son père avait refusé de l’emmener avec lui, était soulagé de ne pas se trouver dans le logis de Gracieuse. Furtivement, les garçons se glissèrent entre les badauds pour quitter la ruelle et regagner leur domicile. Ils se donnèrent rendez-vous pour l’après-midi.

Dans le silence pesant, on entendit un petit enfant se mettre à pleurer. Une à une, les femmes reculèrent, sans un mot. Elles cherchaient leurs enfants pour les serrer contre elles. Rapidement, la rue se vida de toute présence humaine. Seul un chien resta, qui grattait parmi les ordures du caniveau.

 

* * *

 

     Gros Pierre et sa mère, Bertille, à l’abri derrière les murailles épaisses de leur logis, attendaient le retour du sénéchal avec impatience. Ils discutaient fiévreusement des événements de la nuit, cherchant une explication, lorsque le chef de famille entra :

     « Est-ce vrai ce que l’on raconte ? demanda Bertille avec empressement. Gracieuse est morte ?

     - Et le Démon l’a réduite en cendres ? ajouta Gros Pierre d’une voix surexcitée. On a vu cette nuit une immense flamme verte sortir par ses fenêtres et ça sentait le soufre, dans la rue, encore ce matin. Et, dans la maison, on a entendu le Malin rire d’une manière effrayante. Il a même tiré les pieds de la Marie, mais elle l’a fait s’enfuir en faisant un signe de croix.

     – Jeanneton affirme que vous l’avez dit vous-même à la foule. Elle était dans la rue, reprit Bertille.

     – Gracieuse a-t-elle vraiment été transformée en un énorme crapaud venimeux qui vous a sauté à la figure ? » compléta l’enfant en cherchant des traces de l’attaque sur le visage de son père.

Maintenant rassuré, Gros Pierre aurait voulu assister à tous ces événements chez Gracieuse. Le sénéchal regardait sa famille en souriant. Il était un peu abasourdi par tant d’inventions en si peu de temps.

     « C’est ce qu’on raconte dans la rue ? interrogea-t-il, vous m’en apprenez beaucoup. Qu’avez-vous entendu encore ?

     – On dit que la grande Perrine a cassé la porte du logis de Gracieuse à coups de hachoir, mais qu’elle a dû reculer dès qu’elle a mis le pied dans la maison : le Mauvais lui était apparu, immense, tout noir, dardant sur elle une langue rouge et brûlante ! annonça Bertille d’une voix tremblante.

     – Voyons, ma douce amie, répliqua le sénéchal en lui prenant les deux mains, rassurez-vous. Vous savez bien que c’est impossible. Ne croyez pas ces fables. Comment une femme seule pourrait-elle démolir la porte cloutée d’un logis aussi bien entretenu que celui de Gracieuse ? Même Perrine Tranchefort en est incapable, fût-elle armée d’une hache d’armes ! Et comment l’aurais-je laissé faire ? Vous savez que j’étais sur place ! Je vous ai dit où je me rendais ce matin, lorsque Jean est venu m’avertir qu’il avait eu la visite de Marie, la servante de Gracieuse.

     – Bien, admit Bertille, avec un pâle sourire, Perrine Tranchefort n’a sans doute pas fracassé la porte. Mais, elle s’est pourtant rendue devant le logis avec une foule d’autres femmes en furie ?

     – Cela, c’est vrai ! clama Gros Pierre qui ne put se retenir de parler. J’y étais, avec Petit Pierre et Colas ! Nous avons suivi les femmes, pour voir.

     – Que faisais-tu au milieu d’une émotion populaire ? gronda son père. Ce n’est pas ta place ! Et je n’aime guère que tu traînes les rues avec ces garçons. Ce n’est pas une compagnie pour toi ! Tu es fils de sénéchal, ne l’oublie pas ! Tu es de sang noble ! Un jour, tu reprendras sans doute ma charge d’officier de justice, si le roi le veut ; tu hériteras de mes terres et du titre de sire de Chavignand. Songe que tu es quelqu’un, mon fils !

     – Enfin, père, se défendit le garçon, furieux de s’être trahi, Petit Pierre est le fils de ma nourrice ! Et Colas, son voisin ! Bien sûr, leurs parents sont tisserands ou bouchers, mais quelle importance ? Ce sont mes amis !

     – C’est vrai, Géraud, le soutint sa mère, ces enfants ne font pas grand mal.

     - Et puis, continua Pierre avec malice, vous ne m’avez pas attendu ce matin. Il fallait bien que je sache ce qui se passe ! Si je dois apprendre à être sénéchal, je dois me tenir au courant des événements !

     – Ta place n’était pas dans la rue ! bougonna le père à court d’arguments. Ne te mêle pas à ces mouvements de foule ! »

     Gros Pierre baissa le nez, habitué à ce sermon. Son père avait raison, bien sûr. Cependant, le garçon ne renoncerait pas à ses escapades avec Petit Pierre et Colas en raison de son statut. Au contraire, cela lui assurait la domination sur les deux autres. Être chef, même d’une bande aussi réduite, était un honneur non négligeable ! Il tenait à en profiter tant que son jeune âge le lui permettrait. Ensuite, il devrait fréquenter plus les autres nobles, les gens de sa caste.

     Pour clore la discussion mille fois ressassée, autant que pour se rassurer, Bertille revint sur le sujet de ses craintes :

     « Vous ne nous avez pas dit, Géraud, si Perrine Tranchefort avait réellement vu le Démon ?

     – Bien sûr que non ! »

     Le sénéchal sourit affectueusement devant tant de crédulité. Il expliqua enfin :

     « Il ne s’est pas passé le quart de ce qu’on raconte dans les rues ! Voici la vérité : Gracieuse a disparu. Partie ou enlevée, morte ou vivante, je ne le sais pas pour l’instant. On n’a pas retrouvé de corps. À sa place, dans le lit, il restait un crapaud et un petit tas de cendres. Ce n’était pas un crapaud ordinaire. Il était énorme, vraiment monstrueux. Installé au beau milieu du moelleux lit de Gracieuse, il nous fixait d’un regard froid. De ses pattes visqueuses, il piétinait négligemment la cendre. Son large dos était couvert de grosses pustules bombées qui semblaient sur le point de suinter d’un liquide empoisonné. Sa bouche, très large, elle aussi, formait un sourire sinistre. Ses yeux avaient un éclat surnaturel, qui empêchait qu’on soutienne son regard. Tout en cet animal paraissait malfaisant. »

     Le sénéchal frissonnait encore en évoquant la bête. Lui qui était pourtant peu impressionnable, avait été oppressé par cette apparition incongrue dans une chambre top luxueuse. Ses auditeurs pâlirent, terrifiés.

« Seigneur ! gémit Bertille en esquissant un signe de croix, c’est bien le Démon ! Il l’a transformée en crapaud ! Vierge Marie, protégez-nous !

     – S’il y a de la cendre, c’est qu’elle a brûlé ! s’exclama Gros Pierre, vite remis de sa frayeur, les yeux brillants d’excitation.

     - Allons, allons, cela peut certainement s’expliquer d’une manière rationnelle, tempéra le sénéchal. Gracieuse n’est pas sortie, sa servante, qui dort dans la cuisine, est formelle. Personne n’est entré non plus par le grande porte. Cependant, Mathurine, la gouvernante, m’a appris que Gracieuse dispose d’une issue privée : un escalier mène du jardin directement à sa chambre. Or, elle a donné la clé de cette porte à un amoureux. Un jeune homme qui la courtise depuis quelques jours, assure Mathurine.

     - Qui donc ? interrogea Bertille, surprise. Je n’en ai rien entendu dire.

     - Mathurine ne sait pas.

     - Elle devait être vexée de l’ignorer, sourit Bertille. Elle dont la grande joie est d’être la confidente de sa maîtresse ! Gracieuse devait garder le secret pour ne pas fâcher ses protecteurs maître Bohier et maître Dessimples.

     - C’est ce qu’en dit la gouvernante, approuva Géraud Fournier. La pauvre femme est désespérée d’avoir perdu Gracieuse. Elle l’aime comme sa fille. Quant à la Marie, la pauvre gamine ! Elle affirme ne rien savoir, ne rien avoir vu ni entendu. Et si le Diable est sur la maison, elle ne veut pas rester là ! Elle était complètement affolée !

     - Avouez qu’il y a de quoi, Géraud ! Moi aussi, je pense que le Grand Cornu est responsable de cette disparition. Tu as bien dit que Mathurine avait entendu un hurlement terrible, un cri qui n’avait rien d’humain ! Ce ne peut être que le Mauvais ! Pierre, viens avec moi prier à Saint-Thomas ! »

Elle attrapa son fils par le bras pour sortir avec lui. Géraud Fournier les arrêta :

     « Voyons, vous n’allez pas croire à ces superstitions. Ce sont des contes de nourrice ! Le Diable n’est pas venu en personne transformer Gracieuse ! Quelqu’un l’a fait disparaître et a apporté ces objets afin d’affoler la population !

     - C’est quand même anormal, se défendit son épouse, peu convaincue. Le crapaud n’était pas ordinaire. C’est une diablerie.

     - C’est ce qu’on veut nous faire croire !

     - Et si le Malin agissait vraiment ? Les prières ne peuvent pas faire de mal, insista Bertille.

     - Bon, allez à l’église si vous le souhaitez, s’enflamma le sénéchal, mais je garde Pierre avec moi ! »

 

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